lexique

L’architecture demeure une exception dans nos villes et nos vies, qui pourtant nous intéresse tous. C’est une belle question d’urbanité. Architectes, nous nous attachons à ce que chaque édifice construit soit un cadeau pour le milieu qui l’accueille. Urbanistes, nous préparons les conditions pour que l’architecture advienne. Les deux se mêlent. Construire un édifice, une place, une passerelle, un sol, voilà l’Architecture.

Nous ne pouvons plus penser la ville comme dans un art de la composition, en tout pas au sens de figer une figure stable dans la durée. Il faut pourtant des structures sur lesquelles avancer, et atténuer la cacophonie née de la logique du marché. Ce paradoxe nous fait penser à la musique jazz. Les musiciens n’y improvisent pas sans règles. Ils s’appuient sur une grille et des thèmes partagés, chacun nourrit le thème selon ses compétences. Dans le même esprit nous imaginons des thématiques à partager, dont la conjonction évoque une vision commune que chacun va pouvoir enrichir.

Les territoires qui mobilisent les urbanistes sont plutôt « déjà-là », avec des valeurs foncières abusives. Y bouger la moindre chose coûte une fortune. C’est d’abord cela, le problème pour y agir. Les grands projets, privilégiés, demeurent exceptionnels: unité de maîtrise d’ouvrage, moyens, cohérence politique,… Penser généraliser leur action est un leurre.
Ce désarroi est la toile de fond de tous les projets urbains ; les collectivités dépensent beaucoup pour compenser les effets d’une économie plutôt inégalitaire et un héritage urbain peu durable. L’action sur la ville est un peu le dernier maillon de l’action politique, ce qui reste au citoyen malgré tout. C’est à partir de cette énergie que l’on travaille.

En urbanisme, il y a deux types de dessins : l’un prépare une action, l’autre peut déclencher, induire, et aide à réfléchir. Ce second cas est un défi graphique. Comment trouver la forme la plus synthétique, que tout le monde comprenne en 5 minutes ? Comment cette simplicité se combine-t-elle avec un kaléidoscope d’idées, une diversité d’images que chaque acteur puisse s’approprier ?
À Toulouse, où nous travaillons depuis près de quinze ans, nous avons fait un croquis de l’agglomération synthétisée en quelques traits pour suggérer le lien entre les projets et la géographie de la ville : les nouveaux projets sont connectés à l’eau qui fonde l’ossature de la ville. Ce dessin, on ne peut plus élémentaire, résout la complexité apparente de la ville.

La disjonction est totale entre les volontés et l’action. C’est un peu comme un gros navire : changer sa trajectoire prend du temps après que le capitaine a tourné la barre. Mais la barre a-t-elle vraiment tournée ? L’air de rien, nous fonctionnons dans la logique techniciste des sixties, qui multiplie les dispositifs pour résoudre les questions, augmentant la complexité décisionnelle et notre dépendance à la croissance. C’est une défaillance politique: incapacité d’imaginer qu’un monde plus économe est plus chiche, mais que la vie n’en pâtit pas pour autant. À un moment donné, une rupture se produira, et sera économique. L’alternative est aussi immatérielle, dans le bonheur à utiliser les choses que l’on possède déjà.

La relation entre petite et grande échelle est la substance de notre travail, une attention multiscalaire pour chaque projet reliée à une stratégie globale. Il ne s’agit plus de zooms successifs, mais d’itérations rapides et constantes –développées aussi dans les outils de l’hypertexte. Ces aller-retour nous sont indispensables, que l’on parle d’architecture ou de très grand territoire. Cet entrelacement est aussi une économie singulière : à un moment donné, le petit devient « responsable » du grand, c’est dans sa chair même que réside la pertinence et la force de la vision d’ensemble.

Avec le développement durable, la production même de l’espace commence à apparaître comme un sujet écologique (d’où viennent les matériaux ? quel est le bilan carbone ?). Pour nous, elle est aussi un sujet social et culturel. La manière de faire relie le projet à des histoires concrètes, sur un territoire qui a ses ressources propres, et lui donne un sens commun. Nous allons pour cela au devant de ces entreprises bien en amont, des gens, des usines, des métiers: la matière et l’économie ne doivent plus être l’ultime ligne des consultations de maîtrise d’œuvre, mais venir en première page de la vision politique.

Le lien fondateur avec la géographie est souvent perdu, mais il conditionne encore la forme des villes. Redonner un sens à ce sol « porteur » aide à inscrire les projets dans la durée, mais aussi dans les récits, très concrets, qui touchent à l’histoire ou aux pratiques quotidiennes… L’articulation entre architecture, paysage et projet urbain passe souvent par cette recherche des figures géographiques sous-jacentes. En tirer parti, c’est jouer de l’émotion et des usages partagés, mais en même temps construire de fertiles appuis pour le développement.

Nos projets sont métropolitains mais aussi ruraux. Nous mobilisons pour ces villages la même énergie que pour les grandes villes. Dans certaines agglomérations, comme à Rennes, c’est évident ; les villages font partie de l’équilibre d’ensemble et méritent la même attention. Mais dans la plupart des cas, les villages sont démunis, mis à l’écart des réflexions alors même qu’ils font partie d’un « bassin de vie » métropolitain plus ample. Ils n’ont pas les moyens pour envisager leur avenir, alors qu’ils subissent les effets de la métropolisation. Il est temps que les investissements soient mieux équilibrés. Pour nous, travailler aujourd’hui dans une petite commune du Beaujolais ou de l’Avesnois est un acte militant.

En France, l’accès aux contrats de maîtrise d’œuvre urbaine pour les jeunes urbanistes est difficile. Il faut un côté « vieux sage » pour accompagner les élus, leur inspirer confiance. Le rapport avec nos aînés mieux entrainés – Chemetoff, Grumbach, Grether, Portzamparc, Devillers,…– est fructueux mais rude. L’urbanisme incite pourtant à une certaine humilité, et nous nous défions de revendiquer des ruptures artificielles, ou d’imaginer avoir raison maintenant contre les autres naguère. Mais notre génération apporte des éléments précieux : sur l’économie des projets, le rapport à la nature, les rythmes, les méthodes, la représentation.

In fine, le plaisir, la durabilité, le sens d’un lieu ne dépendent qu’assez peu des grands dessins. Le lieu est construit : il n’y a pas de bonne vision urbaine sans la qualité architecturale et paysagère, qui trouve sa force jusque dans la matière même des choses. C’est pourquoi nous ne séparons pas nos savoir-faire sur les édifices et les espaces publics avec ceux qui reconfigurent le territoire. C’est une manière d’entrelacer les échelles, d’anticiper. Cette matière construite singulière est aussi le lien entre la géographie, l’histoire d’un lieu, les hommes qui le ressentent comme familier ou le découvrent, et ses nouveaux agencements. Les contrastes sont précieux, et touchent chacun de nous – Qu’est-ce qu’un port, ici ? Qu’un bord de fleuve, ici ? Que ces jardins de faubourg, ici ?

L’urbanisme nourrit son imaginaire d’énergies souvent colossales. Mais sait-on toujours doser l’effort ? Nous pensons que les projets à venir vont rechercher la juste mesure, loin de l’héritage des grands gestes, tirer parti de chaque ressource, développer des solutions low-tech, des dispositifs qui résolvent avec le minimum d’effort le maximum de choses. Intégration, optimisation, le futur de l’urbaniste est un art de l’économie. La difficulté est de fédérer les acteurs économiques dont les valeurs sont de plus en plus financières autour de l’intérêt général, sans lequel il n’y a pas d’urbanité.

Il n’y a de milieux qu’habités. Ces usages et ces flux, ces récits et bonheurs de tous les jours, sont autant de fils à tisser… pour peu qu’ils puissent être choisis, variables, accessibles, et non subis, captifs, ségrégatifs. C’est le moteur de notre pratique, son « pourquoi » ? Et cela demeure ouvert, sans recette. Un bon projet rend possible. Habiter, c’est aussi faire et cesser d’être comme au spectacle. C’est le sens des chantiers, l’économie au sens noble : ce que chacun fait et échange, la valeur qu’il créé, transmet, comme fondement d’un habitat. A ce titre, le retour du travail dans l’imaginaire des projets urbains est ce qui peut arriver de mieux à une ville qui ne réussit pas à se rêver autrement qu’hédoniste : comme si on passait son temps à flâner, au fun et au shopping…

Nous sommes dans un monde qui sépare : l’architecture contre l’urbanisme, le savoir contre l’expérience, la matière contre l’abstraction… Notre engagement est celui de la synthèse, du lien, des connivences, c’est le sens de tout projet. Plutôt que des figures qui s’opposent (exemple : l’architecture et le paysage), nous parlons de « milieux » : ce qui advient émerge d’une matière sous-jacente ; à la fois distincte, renouvelée et prolongement des voisinages. Nous travaillons sur des motifs , des géométries qui, en appui sur ce qui existe, infléchissent, matrices ouvertes à de nouveaux déploiements. La nature ne s’y oppose plus au construit, ni le « neuf » à « l’ancien ». C’est un peu ce que résumait un habitant du Havre, après notre remodelage pourtant total des quais : « comme avant, mais en mieux »…
Le milieu, c’est l’équilibre, une manière de se situer entre les choses, de ne pas croire aux « débuts » ex nihilo, mais à des transformations plus patientes ; avoir conscience des interdépendances. Le milieu, c’est la fin des périmètres technocratiques, dont il faudra bien se dégager.

Une nette résistance oppose en France la nature et la ville. La nature est soit en péril, soit périlleuse. Pourtant la nature est une matrice, une richesse. Elle est un bien commun (La Seine commune au grand Paris). Elle dépasse les césures des territoires administrés. La nature, c’est aussi une autre durée, très étirée ; une complice puissante, qui offre d’immenses potentiels à celui qui sait garder le sens de la mesure. Défendre cela est aussi notre bagarre.
La nature ne se limite pas au « vert » : c’est le vivant, le sol, le climat, l’eau, le jour, la nuit, le vent… Cette force qui irrigue la ville est une chose merveilleuse, capable de réenchanter l’urbanisme. Et l’enchantement est durable ; il fera beau un jour, il pleuvra un autre, c’est certain. La nature est un investissement sûr, hors mode, hors temps. Elle nous fait changer de rythme: la gestion, l’implication de tous au fur et à mesure des années, les nouvelles pratiques et expériences, la dynamique des écosystèmes introduisent une tout autre temporalité. C’est une vraie révolution.

Faire ce métier, c’est pour nous être en constante recherche. Il n’y a aucune recette. C’est vrai à l’agence, ou la part de recherche et développement est considérable, et c’est aussi pour cela que nous enseignons, ainsi que tous les chefs de projet de l’agence. L’articulation avec la recherche est une évidence, et elle fonctionne dans les deux sens, l’une nourrissant l’autre. On rêve par ailleurs de situations ou les savoirs constitués par les chercheurs entrent en action directement. En France, l’écart abyssal entre ce que l’on sait et ce que l’on décide est une forme de tragédie dont nous payons chaque jour les pots cassés.